Les entreprises ont perdu la confiance du public. La crainte que le capitalisme ne serve que les élites a conduit à des troubles majeurs dans le monde entier et à l’élection de dirigeants populistes. Nombreux sont ceux qui prétendent qu’il faut réformer le capitalisme, mais cela risque de jeter le bébé avec l’eau du bain et de nuire aux nombreuses entreprises de qualité qui existent.
Le livre Grow the Pie, écrit par le professeur de finance Alex Edmans, s’appuie sur des preuves de la plus haute qualité pour proposer une nouvelle solution qui fonctionne à la fois pour les entreprises et la société, ainsi qu’un cadre simple pour la mettre en pratique. Dans son ouvrage, l’auteur propose une réflexion sur la manière de gérer les entreprises pour servir la société et générer des profits.
Le livre Grow the Pie — How Great Companies Deliver Both Purpose and Profit s’oppose à l’idée qu’il y a un choix à faire entre le profit et la mission. Il remet ainsi en question l’idée que la taille de la « tarte » est fixe et doit être divisée de manière à ce que la valeur aille soit aux investisseurs, soit à la société. Les recherches du professeur Edmans démontrent que les entreprises à but précis sont plus rentables à long terme.
Une entreprise axée sur un objectif concret
L’auteur du livre Grow the Pie a une définition bien différente de ce que la plupart considèrent comme une entreprise axée sur des objectifs concrets. Pour donner une illustration simple, il prend le cas de Vodafone qui a créé M-pesa en 2007, un système de microfinancement et de transfert d’argent par téléphone mobile au Kenya.
Au lieu de se rendre dans une agence pour effectuer leurs opérations bancaires, les Kenyans pouvaient simplement utiliser leur téléphone portable. Ce service n’avait pas besoin que l’utilisateur possède un compte bancaire pour fonctionner. Cela est important parce que beaucoup de Kenyans n’avaient pas eu accès au système bancaire. Ils pouvaient donc simplement envoyer de l’argent sur leur téléphone. Cela a transformé leur vie.
Sept ans après son lancement, le service M-pesa a permis à 200 000 ménages de sortir de la pauvreté et a contribué à la parité des sexes. En réalité, la plupart de ces entreprises étaient dirigées par des femmes. Cela leur a donc permis de passer de l’agriculture à la vente au détail et au commerce.
Par ailleurs, en 2012, Vodafone est devenue la première entreprise du secteur des télécommunications au monde à publier un rapport de transparence fiscale montrant combien d’argent elle payait en impôts. Deux questions se posent alors : laquelle de ces décisions a créé le plus de valeur pour la société ? Lancer le service M-pesa ou montrer le rapport de transparence fiscale ? Laquelle de ces décisions, si elle n’avait pas été prise par Vodafone, aurait suscité le plus d’indignation de la part de l’opinion publique ou détérioré la réputation de Vodafone en matière de RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) ?
Avoir lancé le service M-pesa est sans doute la décision qui a créé le plus de valeur pour la société. Cette innovation a permis à 200 000 ménages de sortir de la pauvreté et a contribué à la parité des sexes. Mais que se serait-il passé si Vodafone n’avait pas lancé cette nouvelle idée ? Rien. Il n’y aurait pratiquement pas eu de réaction négative dans les médias si cette décision n’avait pas été prise.
Au contraire, il y aura beaucoup de réactions négatives dans les médias s’il s’agit d’une mauvaise action. Ainsi, si vous maltraitez vos employés, les médias en parlent et si vous ne payez pas des impôts, il peut y avoir un grand scandale et c’est ce qui est arrivé à Vodafone quelques années plus tôt.
Un changement de mentalité
Les entreprises à but précis ne devraient pas faire de mal. Elles ne doivent pas frauder le fisc, polluer l’environnement, maltraiter leurs employés. Et ne vous méprenez pas, absolument. C’est une partie essentielle d’une entreprise responsable qui ne fait pas de mal. De nos jours, il ne suffit pas qu’une entreprise ne fasse pas de mal. Elle doit activement faire le bien et créer le plus de valeur pour la société.
Pourquoi cela ? Il y a deux raisons. Il y a d’abord la raison morale et éthique, qui est qu’en 2021, étant donné l’ampleur des défis mondiaux, qu’il s’agisse du changement climatique, de la perte de biodiversité, de l’automatisation ou des inégalités, il ne suffit pas qu’une entreprise ne fasse pas de mal. Elle doit activement faire le bien.
La deuxième raison est l’argument financier et commercial. Nous pensons souvent que la valeur qu’une entreprise crée est donnée par la demande. La tarte dont il s’agit peut être partagée entre les investisseurs sous forme de bénéfices et la société sous forme de salaires pour les travailleurs, de taxes pour le gouvernement ou de prix équitables pour les clients.
Pourquoi il y a eu et il y a toujours une crise du capitalisme ? C’est parce que les gens pensent que les investisseurs, y compris les PDG, s’approprient une trop grande part de la tarte aux dépens de tous les autres.
La responsabilité sociétale des entreprises
Souvent, nous pensons que la responsabilité et l’objectif consistent à partager la tarte de manière plus équitable. Mais encore une fois, ne vous méprenez pas. L’équité et l’égalité sont une part essentielle de la responsabilité. Toutefois, la responsabilité est bien plus que cela. Pourquoi ? Parce qu’il y a au moins deux limites à considérer la responsabilité comme une simple redistribution.
Premièrement, si la responsabilité consiste uniquement à répartir la tarte de manière plus équitable, les entreprises ne voudront réellement pas le faire. En réalité, à long terme, être une entreprise axée sur un objectif précis pourrait les rendre moins rentables.
Ainsi, beaucoup d’entreprises pourraient donc signer en fanfare la déclaration de la table ronde des entreprises en prétendant qu’ils vont servir la société au sens large, mais une fois qu’ils ont pris la route, beaucoup d’entre elles ne la mettront pas en pratique. Il serait donc préférable que la responsabilité soit quelque chose que les entreprises adoptent volontairement plutôt que de faire le minimum possible.
La mentalité du partage de la tarte
La deuxième raison est que l’idée de partager la tarte est un état d’esprit « eux » et « nous ». C’est vrai, nous sommes des parties prenantes, et nous voulons prendre le maximum de la part de la tarte pour nous et réduire leur part. Cependant, la raison d’être de l’entreprise ne doit pas se limiter au partage du gâteau. C’est mauvais pour les investisseurs.
Lorsqu’on considère les entreprises comme « elles » et la société comme « nous », cela permet de mieux comprendre la mentalité du « partage de la tarte ». La société pense donc que toute part de la tarte, prise par une entreprise et ses actionnaires, réduit la part dont bénéficie la société.
La mentalité de la croissance de la tarte
Ce dont nous avons besoin, c’est d’un mode de gestion des affaires qui prend absolument au sérieux la part des parties prenantes, mais aussi celle des investisseurs. Et qui reconnaît que la responsabilité inclut un devoir envers les investisseurs. Il s’agit là de la mentalité de faire croître la tarte. La responsabilité, c’est d’innover.
Ainsi, lorsque les entreprises adoptent une approche radicalement différente aux affaires, elles peuvent créer à la fois du profit pour les investisseurs et de la valeur pour la société. En investissant dans les parties prenantes, une entreprise ne doit pas réduire la part des investisseurs, mais plutôt faire croître la tarte, ce qui en profite finalement aux investisseurs.
Ce qu’il faut, c’est donc créer de la valeur pour les parties prenantes, mais le faire en redistribuant la valeur, par l’innovation. Par exemple, en lançant quelque chose comme M-pesa et ensuite en le commercialisant comme un produit d’achat. Les investisseurs en sortent gagnants. Ainsi, même si le lancement de M-pesa était réellement motivé par la résolution d’un besoin social, de manière inattendue, Vodafone a finalement été capable de rentabiliser son produit. Il est donc possible que les entreprises créent à la fois des profits et de la valeur pour la société.
Un changement de mentalité
La mentalité de la croissance de la tarte permet de voir autrement certains aspects délicats du monde des affaires.
Les responsabilités des dirigeants et des sociétés
Faire croître la tarte modifie premièrement les responsabilités des dirigeants et des entreprises, ainsi que les responsabilités que la société doit leur imputer. Nous condamnons souvent les entreprises qui commettent des erreurs de commission, c’est-à-dire des actions perçues comme un partage de la tarte. Il peut s’agir du fait de réaliser ce qui est considéré comme des bénéfices excessifs. Cependant, la réalisation de profits considérables peut être une conséquence du service rendu à la société.
Au contraire, il faut tenir les entreprises responsables des erreurs d’omission, autrement dit, du fait qu’elles n’ont pas su saisir les occasions d’accroître la tarte en restant inactives. Cette nouvelle façon de voir les choses considère qu’une entreprise irresponsable est une entreprise qui réduit la part du gâteau ou ne la fait pas augmenter, ce qui est préjudiciable à tous.
La rémunération des dirigeants
Dans un second temps, la mentalité de la tarte transforme la perspective sur la manière de procéder à la restructuration de la rémunération des dirigeants. En effet, les rémunérations des PDG constituent peut-être la preuve la plus évidente que les entreprises ne sont pas en phase avec la société.
On pense que si un PDG se montrait moins avide, il serait possible de redistribuer sa rémunération à ses collègues ou de l’investir. Mais c’est là que réside la mentalité du partage de la tarte. Il n’y a qu’une infime partie du montant qui peut être réaffectée en redistribuant la tarte.
En outre, au même titre que les bénéfices élevés, les salaires élevés peuvent être un sous-produit de la création de valeur. Le fait que les PDG soient rémunérés en tant que propriétaires, c’est-à-dire qu’ils détiennent une part à long terme de l’entreprise, est juste ; ils sont donc pénalisés s’ils n’obtiennent pas de bons résultats.
Toutefois, inversement, s’ils font croître le prix de l’action sur le long terme, les dirigeants seront automatiquement récompensés dans la mesure où leurs actions auront plus de valeur. Par conséquent, il ne faut pas remettre en question la rémunération élevée des PDG sans chercher à savoir si elle est le résultat de la croissance ou du partage de la tarte. À cet égard, les possibilités de réforme sont en effet nombreuses.
La rémunération de certains PDG ne se fait pas comme celle des propriétaires à long terme. Au lieu de cela, ils touchent des primes en fonction d’objectifs à court terme, ce qui leur permet de se constituer une fortune en tirant profit des travailleurs et des clients. Il ne s’agit donc pas de revoir le niveau de rémunération, la solution réside plutôt dans la modification de sa structure.
Il faut cesser d’avoir des objectifs à court terme et rémunérer les PDG avec des actions non cessibles pendant au moins cinq ans. Offrir aux PDG des incitations à long terme revient à les récompenser pour avoir fait croître la tarte et les empêche de la diviser. En outre, il convient d’attribuer des actions à tous les employés afin que chacun profite de la croissance de la tarte. La réussite de l’entreprise ne dépend pas uniquement du PDG.
Les investisseurs
Enfin, la mentalité de la croissance de la tarte permet de voir autrement les investisseurs. On considère souvent les investisseurs comme des capitalistes sans nom et sans visage qui réalisent des profits sur le dos de la société.
Le fait de voir les investisseurs comme des pilleurs de ressources n’est pas basé sur des preuves concrètes. Il ressort des études menées de manière rigoureuse que si l’activisme des actionnaires augmente les bénéfices, cela ne découle pas du partage de la tarte, mais de sa croissance. La productivité et l’innovation s’en trouvent améliorées, ce qui profite à la société.
Comment les entreprises peuvent-elles faire croître la tarte ?
Pour faire croître la tarte, une entreprise doit commencer par définir son objectif, la raison pour laquelle elle existe et le rôle qu’elle joue dans le monde. Dans cette optique, il convient de noter que l’objectif d’une entreprise ne peut être de réaliser des bénéfices. À l’inverse, la réalisation de bénéfices résulterait de la mise en place d’un objectif.
De même, il faut que l’objectif soit précis. De nombreuses entreprises se fixent des objectifs généraux, car ceux-ci sont apparemment assez prometteurs. Pourtant, un objectif qui vise à satisfaire tout le monde ne donne que peu d’indications pratiques, car il ignore la dure réalité des compromis qu’il faut faire. Les dirigeants ont la lourde tâche de prendre des décisions difficiles qui ne profitent pas à toutes les parties prenantes.
Les entreprises qui sont performantes uniquement dans les domaines importants pour leur activité obtiennent des résultats nettement meilleurs. Il est essentiel de trouver cet équilibre. Pour certains dirigeants, le fait de servir la société est interprété comme une incitation à investir à outrance. Or, de nombreuses entreprises ont implosé après avoir investi plus qu’il n’en faut.
Par ailleurs, les citoyens ordinaires ont un rôle majeur à jouer. Selon la croyance générale, les entreprises sont tellement importantes que les citoyens ne peuvent exercer aucune influence sur elles. Au contraire, les citoyens, en leur qualité de salariés, de clients et d’investisseurs, disposent d’un pouvoir pour agir. Ce pouvoir consiste en leur capacité à agir de manière indépendante et à avoir une influence sur leur environnement plutôt que d’être influencés.
Que retenir ?
Le professeur Alex Edmans plaide en faveur d’un esprit de croissance de la tarte. Reconnaissant les défis et les compromis liés au partage de la tarte, M. Edmans soutient que la croissance de la tarte crée le plus de bien-être pour le plus grand nombre de personnes.
Les idées fondamentales défendues par l’auteur (en plus de la croissance de la tarte) sont :
- l’importance des erreurs d’omission ;
- les principes de multiplication,
- l’importance des jugements de matérialité ;
- l’avantage comparatif.
Ce livre, illustré d’histoires captivantes et étayé par des preuves, est intéressant à lire. Il n’en reste pas moins que les références aux études et aux données sont nombreuses, ce qui rend la lecture de ce livre dense et bien supérieur aux livres sur les affaires basées sur une idée unique.
Les erreurs d’omission sont plus difficiles à repérer, mais elles peuvent être plus graves pour la création de valeur. Pour Alex Edmans, la création de valeur ne concerne pas la valeur de l’entreprise, mais celle de la société. Exprimée personnellement par la peur de l’échec, elle peut amener les entreprises à éviter le développement de l’innovation et le taux d’échec probablement élevé qui en découle.
L’auteur affirme en outre que les erreurs d’omission peuvent être causées par un désir trop fort d’éviter les « erreurs de commission ». Une erreur de commission peut consister à surpayer un chef d’entreprise, mais une erreur d’omission plus importante peut consister à ce que cette entreprise finance un projet d’innovation qu’elle est la seule à pouvoir étudier et dont la société dans son ensemble peut bénéficier.
La mentalité de croissance de la tarte, axée sur la société, fait alors du profit de l’entreprise un sous-produit indirect de la création de valeur sociale. Le profit est un effet secondaire de la poursuite de la création de valeur sociale.